À propos d'Edouard Louis, revue : Qui a tué mon père ; En finir avec Eddy Bellegueule

En vérité, l’insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n’a été que seconde. Car avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi.
— Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule

Il est de plus en plus familier de le voir aux côtés d’Assa Traoré sur Instagram, dans des manifestations contre les violences policières ou de l’entendre chez France Inter, Edouard Louis est depuis peu sur le devant de plusieurs libraires françaises et même étrangères. J’ai découvert Édouard Louis en mai 2018 après la lecture d’un entretien consacré à la publication de son nouveau livre Qui a tué mon pèredans Libération. Mes amies (de prépa en plus) ; après ma lecture passionnante (ou passionnelle ?) de Qui a tué mon père dont je n’ai cessé de multiplier les références et les il faut vraiment que tu le lises ; m’ont offert En finir avec Eddy Bellegueule à mon anniversaire. 

Assa Traoré et Édouard Louis lors de l’acte IV des gilets jaunes

Assa Traoré et Édouard Louis lors de l’acte IV des gilets jaunes

J’ai mis du temps à m’y plonger mais la volonté de poursuivre, de continuer encore et encore m’a animée dès les premières pages. J’ai tout de suite aimé la lucidité avec laquelle il s’exprimait au sujet de son père, de la société, de sa problématique à se trouver une place et une identité, de la vie finalement. On ne peut pas parler de narrateur concernant ses livres. Il n’écrit pas de fiction, lui-même le dit. Ce qui est étonnant, c’est que vient inexorablement le moment (ce moment, c’est dès les premiers mots en réalité) où l’on comprend qu’il s’agit davantage d’une autobiographie « romancée » ou d’une « biographie » de son père et non de quelque chose de romanesque. Quand je lis, c’est Édouard que j’ai en tête, c’est lui que mon imaginaire perçoit et non pas une quelconque voix narrative. 

C’est une œuvre plurielle, polysémique et cela s’illustre à travers mes nombreux sourires face à des passages drôles et bouleversants ; à mon empathie en lisant des passages évoquant la pauvreté ; et dans mon malaise face à la lecture de scènes charnelles entre un jeune homme et son cousin. La relative rationalité de l’esprit permettant se rassurer en se disant ok, c’est une fiction, n’avait pas lieu d’être. Tout est vrai, c’est sûrement de là qu’était issu mon malaise. 

 

Pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas.
— Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein

Avec une écriture effroyablement distante, froide par moments, on a parfois presque envie de la comparer à celle de Marguerite Duras (qu’il cite avant même les premiers mots de son roman par ailleurs). Elle est comparable en tant qu’elle est mimétique de cette confiance déchue et désenchantée en la possibilité réelle d’agir par l’usage des mots ; mais aussi mimétique de cet amour froid, distant et pudique de la figure du père. C’est une écriture froide, distante, qui contraste avec l’écriture de la longévité d’un bourgeois qui croirait à la possibilité de changer le monde, à une confiance qu’il tire de son statut social. 

 

On pourrait s’interroger sur la problématique de la réception d’une œuvre littéraire engagée. On sait que l’hommage que l’auteur dresse dans son livre ne sera sans doute pas lu par le principal concerné. Alors que son livre a été perçu comme un procès de son milieu social par certains critiques, moi, j’y vois davantage un hommage. Puisqu’en effet, entre haine, distance et dégoût, on lit surtout de l’amour. C’est la nette contradiction de la vie en général que nous livre Édouard Louis, comment haïr quelqu’un qu’on aime depuis toujours ? Comment se détacher de son repère quand la lucidité nous mène à réaliser l’imperfection de cet être ? « Il me semble souvent que je t’aime » (Qui a tué mon père). Comment parvenir à devenir autre que soi ? Comment retranscrire la domination par le biais de l’écriture, c’est à dire le moyen intellectuel qui appartient au dominé ? C’est cela qui est remarquable dans son écriture : le refus de s’abroger ce qui m’aconstruit pour fuir la honte de l’écriture bourgeoise. 

Au-delà de cette consciente politique, Édouard Louis nous parle d’amour, et c’est peut-être ce qu’il écrit de plus beau. Finalement, quel sens confier à la vie s’il ne naît pas de l’amour, de n’importe quelle relation qu’il soit ? Il en parle très bien concernant son père, de la rupture amoureuse entre ses parents qui a eu comme fonction d’anéantir toute espoir existentiel : « Tu ne t’es jamais remis de la séparation avec ma mère. Quelque chose en toi a été détruit. Comme toujours, c’est la séparation qui t’a fait comprendre à quel point tu l’aimais. Après la rupture tu es devenu plus sensible au monde, tu es tombé plus souvent malade, tout te blessait. C’est comme si la douleur de la séparation avait ouvert une plaie qui avait permis soudain à ce qui t’entourait, au monde et donc à la violence, d’entrer en toi. »

 

Il parait que le fait de lire nous permet de nous interroger sur ce que la littérature nous renvoie en tant qu’individu. L’homme cherche sans cesse un lien avec lui-même dans la confrontation avec l’altérité et dans le contact avec la littérature. Édouard Louis parle de honte. Il parle de honte en évoquant le fait qu’il écrive mais qu’il pourrait user de ce temps pour être en train d’aider des migrants, dans les rues en train de manifester contre les violences policières. 

Je comprends réellement cette honte, ça résonne complètement en moi. Se confronter à la nécessité de l’écriture, c’est là toute la difficulté. Quelle est la nécessité de ce sur quoi j’ai décidé, besoin d’écrire ? 

Pour ma part, ça me renvoyait des choses puissantes. Je voulais parler de moi, de ma vie, des injustices que tous ceux que j’aimais vivaient autour de moi mais ça me renvoyait à la honte d’avoir à écrire des choses par peur de mal les retranscrire. Moi-même j’avais honte. J’ai usé des remises en question qui me confrontaient à la légitimité du rôle que je m’étais octroyée. Pourquoi est-ce que moi je parle de ce qui me touche le plus sans l’avoir vécu directement, je n’avais jamais été soumise à aucun contrôle policier, ni même à une bavure.

 

Par ailleurs, il s’intéresse à ce qui fait sens dans sa vie, comment un « évènement banal » reste ancré dans la mémoire et finit par faire sens des années après, avec la distance nécessaire ou pas. On a affaire à une réflexion sur l’essence de l’homme, les contradictions qui l’habitent entre rationalité et amour : il y a un passage marquant où Édouard raconte que son père disait aux gens avec fierté que son fils était un intellectuel, qu’il ferait de grandes études et qu’il était le plus intelligent de la famille. Ce n’est pas des choses qu’il lui disait directement, préférant lui reprocher de parler comme un bourgeois lorsqu’il s’est installé à Paris. C’est très révélateur de cette ambivalence, je t’aime alors ne pars pas trop loin, je t’aime et j’aimerais que tu continues à être qui tu es. Tu es homosexuel, tu n’es pas à l’image du fils que j’ai désiré mais tu restes mon fils. Mais aussi une réflexion sur soi : qu’est-ce que l’exclusion infantile me révèle sur ma qualité d’homme une fois adulte ? « Chaque jour était une déchirure ; on ne change pas si facilement. Je n’étais pas le dur que je voulais être. [...] Devenir quelqu’un d’autre signifiait me prendre pour quelqu’un d’autre, croire être ce que je n’étais pas pour progressivement, pas à pas, le devenir (les rappels à l’ordre qui viendront plus tard « Pour qui il se prend ? ») ».

 

Enfin, j’ai particulièrement aimé le fait qu’Édouard Louis ne nous présente pas un jeune prodige au milieu d’une famille de cas sociaux qui réussit en lisant tous les soirs un livre de Sartre ou je ne sais quoi. C’est ça qu’il est bon d’entendre : il ne se montre pas comme quelqu’un d’extraordinaire dans un milieu pauvre et inculte, d’où toute l’humilité de son œuvre. Ce n’est pas tellement sa représentation d’homosexuel dans un monde particulièrement homophobe que j’en retiens (à tort peut-être ?), mais bien la représentation qu’il a dressée de lui-même comme homme marginal, exclu d’une société. Il était l’exclu d’une communauté qui elle-même est exclue de la société. C’est précisément là que devient universel son propos : « Il fallait fuir. Mais d’abord, on ne pense pas spontanément à la fuite parce qu’on ignore que la fuite est une possibilité. On essaye dans un premier temps d’être comme les autres, et j’ai essayé d’être comme tout le monde. »