Le traitement de la mort et de l’amour dans le rap français

L’agonie de la mort fait apparaître la vérité. Voila ce dont tu t’écartais
— Sourate 50, Verset 19

Histoire d’être un peu originale en ce lendemain d’Halloween et après avoir échappé à la mort mercredi matin suite à un accident de voiture (ce n’est pas l’accident en soi qui aurait pu me tuer mais c’est mon plutôt mon frère, vu que je conduisais sa voiture… enfin bref), on va évoquer le traitement du thème de la mort dans le rap français. Si c’est un thème qui hante bien des Hommes, l’obsession des rappeurs pour ce thème (ou quelque finitude qui soit) révèle l’universalité de cette préoccupation : « la mort m’a rappelé qu’elle met tout le monde d’accord » comme le dit si bien Ninho. La mort est « la cessation de la vie », c’est quelque chose de très respecté dans le « rap game » et dans la rue : « On n’insulte pas un mort qu'il soit bon ou mauvais. Dans mon camp ou dans le tien qu'ils reposent en paix » (Rohff, Regrette). Dans l’écriture, la mort représente le moment où tout peut être dit. Si l’exprimer face à un vivant nécessite une pudeur extrême, le mort ne mérite ni voile, ni secret ni retenue. L’amour est décuplé et mérite d’être exprimé : les morts semblent retrouver leur innocence des premiers jours de leur vie, ils incarnent l’intouchable et l’insaisissable.  

Très religieux pour certains, on remarque dans les textes beaucoup de connotations au ciel et en creux à Dieu. Si la vie s’est montrée injuste pour beaucoup d’entre eux, ils n’oublient jamais cette figure omniprésente dans leur vie, seule source d’apaisement pour beaucoup. Conscients d’adhérer à un schéma du destin, cela leur permet d’accéder au deuil et à l’acceptation : « Ces pierres précieuses en témoignent, le ciel s’éclaire avec ou sans toi » (SCH, « Otto). C’est difficile à concevoir pour un non croyant mais le rap s’imprègne beaucoup de l’idée d’omniprésence, leur vie de merde vaut la peine d’être vécue car cela ne dépend pas d’eux. 

 La mort fait souffrir mais elle obéit à une organisation du monde, tout comme chacun des évènements qui constituent la vie de chaque individu. La mort n’est pas exemptée du schéma universel : Elle s’exprime parfois par un souvenir souvent lié à la mort d’un pote « J'me rappelle de tout, j'me rappelle du foot avec l'unique. On s'voyait déjà attaquant d'pointe au Bayern de Munich » (Ninho, « Chacun son tour »). Le souvenir paralyse, réactualise et fixe le moment passé : on se souvient pour ne pas oublier. Le rap parle des morts qui sont « partis trop tôt » par règlement de compte, par maladie ou par violence policière.

 

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L’homme n’est pas éternel. La mort fait partie de la vie me diriez-vous, elle est un rappel de la finitude de l’Homme mais la souffrance n’en a rien à foutre de tout ça, la tristesse n’obéit à aucune raison, les rappels n’y font rien dans l’immédiat. La mort est le début de toute fin, qu’elle concerne un homme, un état (l’amour, l’amitié) ou un projet (la fin du succès). Si elle permet un coup de massue, c’est sans aucun doute le « coup de massue » qui remet les idées en place. Freud parlait de la perte comme une expérience qui ramène directement à soi et c’est cela qu’il faut justement saisir, perdre l’objet d’amour (quel qu’il soit), c’est se perdre soi, d’où son caractère insupportable. D’autres artistes comme PNL ont choisi d’évoquer la mort par anticipation : « L’inspi s’en va, comme toi bientôt » (PNL, “ Zoulou Tchaing”). Si l’anticiper paraît être un moyen de la concrétiser, c’est surtout un meilleur moyen de la reculer. Leur conscience révèle peut-être une manière de se protéger, de réaliser ou de ne pas souffrir. On évoque la mort non pas parce qu’elle elle a vaincu mais par anticipation à travers le souvenir, on se souvient d’un moment qui n’existe plus et donc on s’interroge sur le sens de la vie, sur des questions universelles. 

 

Écrire toute sa vie, ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien.  
— Marguerite Duras

Là où la mort est un tabou dans de nombreuses sociétés, l’écrivain/le rappeur y trouve sa source d’inspiration. La mort secoue, remue et inspire. L’on peut considérer que l’écriture est un gilet de sauvetage, moyen de lutter contre la finitude, elle incarne surtout le refus du périssable. Alors que la mort est le lieu du mutisme, de l’intouchable, on aspire à conjurer le sort en écrivant, en ressassant, en se refaisant souffrir d’une certaine manière afin de répondre au bon-vouloir de l’écriture du deuil : écrire, c’est maintenir vivant l’objet perdu. On n’est plus obligé d’effleurer l’amour quand on parle d’un mort et justement quand on ressasse, est-ce qu’on écrit « pour retrouver le Temps perdu » qui constituait déjà le projet de Proust ou « pour s’y abandonner » (Michel Schneider) ? Toutefois, l’écriture ne parvient tout de même pas à sauver pour beaucoup d’entre eux : « Et moi j’suis trop naïf, j’crois qu’j’vais tout régler avec des sons » (Guizmo, « Attendez-moi »). 

 

Il est indéniable que les valeurs de l’amour dans le rap sont communément liées à la faiblesse. Si les destinataires sont divers, maman qui loge « le paradis sous ses pieds » et/ou papa méritent tout l’amour du monde : "J’aurais tué pour pas voir maman triste " (SCH, « Pas la paix ») ; « Et pour sauver le monde entier, j’donnerai pas un grain d’ta vie »(PNL, « Zoulou Tchaing »). Mais ce n’est pas aussi évident concernant l’amour porté envers une femme qui, si elle est bien choisie incarne le soutien et la loyauté semblables à ceux trouvés auprès des potes mais mal choisie révèle la partie obscure de l’Homme à savoir le matérialisme, les relations intéressées ou la souffrance... 

Dans les clichés les plus lointains, le rap incarne la violence et la dénonciation mais ce n’est désormais plus très rare de voir un Booba in love de sa petite Luna « En tenant dans ma main tes petits doigts de femme, tu me laisses croire que Dieu est grand. J’tomberai pour toi plus jamais pour des kilogrammes, j’n’ai plus de love pour aucune » (« Petite fille »), un Da Uzi et un SCH pleins de regrets : « Y a qu’la mort qu’est fidèle j’ai même plus besoin d’le dire », (« Hier ») « J’cause au mur j’entends dans ses murmures qu’j’ai mis son cœur en lambeaux. Hier encore t’avais mon nom sur les lèvres, depuis l’aube t’es plus la même » (« Fusil ») ou un Ninho sûr de ses vrais potes :« T’es bien plus qu’un ami t’es le sang d’la veine, si tu sautes je saute aussi même s’ils sont sept » (« Un Poco »). 

La littérature nous montre que l’amour entraîne la plupart du temps une souffrance choisie et décidée : « L’amour c’est que tu sois pour moi le couteau avec lequel je fouille en moi » (Kafka), contrairement à celle de la mort qui nous est imposée, alors le rap choisit délibérément de le fuir au maximum : « Elle voulait l’amour mais j’avais que la mort à donner, j’suis bien dans ses bras mais il faut que j’retourne charbonner » (Ninho, « 44 ») ; « Les sentiments ça ralentit. Le cœur fermé, là j’suis à fond » (PNL, « Différents »). 

La proximité des deux thèmes s’explique par ce que l’amour et la mort parviennent dans (presque) tous les cas à rassembler : la souffrance. Considéré comme une faiblesse de l’Homme, le plus raisonnable serait de se priver d’amour. L’amour de la famille ou des amis est suffisant car l’amour conjugal rend fou, triste et freine l’artistique. Considérer que les femmes viennent de Vénus et les hommes de Mars aurait pu régler le problème si le climat mélancolique des sons de Vitaa, Diam’s et Aya n’était pas de mise chez les rappeurs masculins lorsqu’eux aussi parlent d’amour. 

C’est difficile de parler de soi. C’est encore plus difficile d’écrire sur soi, sur ce qu’on ressent et ce qu’on vit alors on trouve des subterfuges : on invente, on crée, on passe par la fiction afin de distancier au maximum nos émotions de ce qu’on produit. Tenter de se confier ou d’être sincère, c’est tenter de se faire avoir alors on ne dit rien, on le montre un minimum à la rigueur, avant que ça soit trop tard. Beaucoup de rappeurs ont opté pour le mutisme des sentiments obéissant à la règle de « l’Homme est un loup pour l’Homme » (Rousseau). Choix conscient ou intériorisé, par virilité ou par pudeur, l’amour ne se dit pas dans la rue : « Et ce que mon cœur dit, ma bouche ne le dit pas » (Ninho, « Jamais ») ;« Et dans mes petits yeux marrons tu peux lire tout ce que j’ressens pour toi, me force pas à dire ce mot, j’ai trop d’orgueil pour ça » (La Fouine, « Tombé pour elle »). Le rap exprime l’amour dans le reflet à l’autre, le mort n’a plus et n’aura plus jamais la capacité de se refléter dans celui qui reste alors autant sublimer à défaut d’oublier. 

Instagram : @diversificationlitteraire

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