Les Femen, "Balance ton quoi" et compagnie... non merci

Dans un contexte paradoxal d’oppression patriarcale et de désir de liberté des femmes, la question du féminisme en France est de moins en moins passée sous silence. Si ce terme inspire une solidarité nécessaire parmi certaines (une sisterhood pour reprendre un mot anglais), d’autres se sentent « exclues » de ce féminisme en vogue incarné et construit par des femmes certes, mais des femmes blanches pour la plupart.

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La marche organisée par le collectif #NousToutes le samedi 23 novembre dernier à Paris a une nouvelle fois tenter de propulser les voix des femmes dans un gouvernement qui paraît de plus en plus attentif et à l’écoute des réclamations des françaises. Si certaines femmes évoquent une « sororité » ressentie durant la marche, d’autres sont toutefois tributaires de changements et d’évolutions dans la pensée féministe en France.

Femmes issues du contre comité #NousAussi lors de la manifestation contre les violences faites aux femmes le 23 novembre 2019 (photographie empruntée au média StreetPress)

Femmes issues du contre comité #NousAussi lors de la manifestation contre les violences faites aux femmes le 23 novembre 2019 (photographie empruntée au média StreetPress)

L’actualité ne cesse d’illustrer des problématiques longtemps ignorées par le féminisme : la contestation de la faible voire inexistante représentation de la femme noire dans la société ou le remue-ménage qu’ont causé les polémiques sur le port du voile. L’exclusion par Julien Odoul d’une mère d’élève portant le voile lors du conseil régional de Bourgogne Franche-Comté à Dijon (France) n’est qu’un détail parmi les débats éternels sur un hijab, le burkini et ce qu’il suscite « d’insupportable » chez certains français. Le problème fréquemment relevé par les femmes conscientes de cette différence de traitement n’est pas celui de la non représentation comme on pourrait le penser, mais celui d’une représentation naïve et/ou controversée. Ophélie Manya a très justement écrit à ce sujet dans son article « ‘’Elite’’ ou le problème de la représentation des femmes voilées dans les séries » dans lequel elle remarque que même quand l’héroïne d’une fiction porte le voile, elle finit par le retirer. Qu’après l’obscurantisme vient la liberté. Par liberté, les producteurs de la série entendent celle de boire de l’alcool, de porter des vêtements colorés qui laissent entrevoir des courbes féminines, de sortir en boîte de nuit avec ses amis etc… La journaliste oppose à cette idéologie un propos de Faïza Zerouala, journaliste à Mediapart : « C’est de cette incompréhension que découlent des réflexions qui opposent le voile à la liberté, sans saisir que l’un et l’autre ne sont pas excluants ». Pire encore, même quand des hommes noirs s’y essayent, ils échouent selon Nasma, afroféministe de 25 ans : « Dans le film de Kery James, Banlieusards, il n’y a aucune femme noire. La seule femme noire c’est la mère, et encore c’est un cliché : toute sa vie, c’est ses enfants […] à aucun moment il a pensé à mettre ses propres sœurs à lui. […] Il a dit qu’il n’avait ‘’pas pensé’’ à mettre des femmes noires dans son film. Je me suis dit que c’était grave parce qu’en fait, on ne pense vraiment pas à nous. Déjà qu’on est rarement là, le peu de fois où on est là, c’est pour servir un cliché ». Idem pour les femmes noires absentes du monde de la beauté jusqu’au lancement de la marque Fenty Beauty par Rihanna en 2017 : « Rihanna a vraiment fait un truc de fou, enfin, c’est quelque chose de normal mais comme ça n’a jamais été fait avant… elle a pensé à tout le monde […] je ne comprends pas pourquoi on est toutes délaissées » affirme YanissaXoxo, youtubeuse beauté. Si toutes les marques de la beauty sphère qui étaient jusque-là frileuses de diversifier leurs teintes, elles semblent tout d’un coup se souvenir que les femmes noires existent. Toutefois, ces dernières n’oublient pas et condamnent ce long manque de représentation et de possibilité aux jeunes filles racisées de s’identifier à qui que ce soit : « quand j’étais petite, on pouvait dire à toutes mes copines blanches à quelle célébrité elles ressemblaient. Moi j’ai cherché par tous les moyens, j’allais sur des sites avec des trombinoscopes de toutes les personnalités et j’essayais de trouver une femme qui me ressemblait mais je n’en trouvais pas » s’est confiée Nasma lors de son interview.

“Rayân [un ami à elle] n’arrivait pas à trouver d’alternance et moi je n’arrivais pas à trouver un prêt pour mon école. À cette époque on était énervés, on s’envoyait des messages pour se dire ‘’vas-y nique la France, c’est pas un pays pour nous’’ tu pourras lui dire que c’est lui qui m’a emmené là (à l’afroféminisme) !” Nasma.

Il semble aujourd’hui indispensable d’élargir son champ de vision et de repenser l’idée d’un féminisme unique vers l’acceptation de féminismes au pluriel. Cette exclusion dévoile un ras-le-bol des femmes racisées qui ne se sentent pas représentées voire exclues d’un féminisme dont les revendications écartent plusieurs facteurs irréversibles, dont le racisme. Nasma affirme que « avec l’afro féminisme, je me suis rendue compte que depuis le début, le féminisme n’est que pour [les femmes blanches] et que si elles ont réussi à autant se libérer aujourd’hui c’est parce que toutes les tâches ‘’chiantes’’ : faire le ménage, s’occuper des enfants… elles les ont déléguées à des femmes de couleur. Qui s’occupe de leurs parents dans les maisons de retraites ? Qui fait le ménage dans les entreprises ? Bah ce sont nos daronnes à nous ! […] C’est pour ça que je ne peux vraiment pas m’identifier à ça. Le but n’a jamais été qu’on se libère toutes. Le but c’était qu’elles se libèrent et qu’elles puissent être au même niveau que les hommes blancs ». Il ne s’agit pas comme le prétendrait une vision colonialiste du processus, de redorer l’image des femmes colonisées timides et discrètes, soumises à leurs maris, pères et frères oppresseurs car comme l’a écrit Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial : « Se dire féministe décoloniale […] c’est aussi affirmer notre fidélité aux luttes des femmes du Sud global qui nous ont précédées. C’est reconnaître leurs sacrifices, honorer leurs vies dans toute leurs complexités, les risques qu’elles ont pris, les hésitations et découragements qu’elles ont connus, c’est recevoir leurs héritages ». Elle évoque la nécessité d’un « féminisme décolonial » qu’elle définit comme « un féminisme qui, tout en reconnaissant qu’il y a une domination masculine, ne se focalise pas sur la question de l’égalité de genre » en tant que la France se serait désolidarisée d’une histoire coloniale, excluant ainsi toutes les femmes racisées d’un féminisme demeuré exclusif.

C’est un choix intime, je trouve ça malheureux de devoir s’en justifier alors qu’il s’agit tout simplement d’une liberté...
— Nadia Lazzouni, journaliste et youtubeuse évoquant son choix de porter le voile

Considérer qu’il existe des féminismes et ne plus se cantonner naïvement à l’idée d’un féminisme universel pour toutes les femmes requerrait de se souvenir. Se souvenir d’une part que non, le féminisme ne peut se réduire à créer une rubrique dédiée aux femmes dans les journaux les plus convoités comme l’ont fait Le Monde ou Libération, ni à exiger seulement que les femmes puissent laisser pousser leurs poils librement. Mais se souvenir d’autre part qu’entre autres, « le fait de dire ‘’non, non, il n’existe pas de femmes qui ont choisi de porter le voile’’, ça aussi c’est une oppression. Parce que peut-être que toi tu n’es pas d’accord avec le fait de le porter, mais ça reste des personnes qui existent et c’est jouer le rôle de l’oppresseur que de ne pas reconnaître qu’elles existent. Le fait de pas reconnaître qu’une multitude de femmes différentes avec des choix différents existent, ça aussi c’est une oppression » affirme Alice.

« J’ai essayé de comprendre en quoi le fait que je sois une femme, le fait que je sois noire et que je vive en banlieue pouvaient être des difficultés qui se superposent »
— Nasma
Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré laissé pour mort par les gendarmes de Beaumont-sur-Oise en 2016, lors de la marche organisée en sa mémoire

Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré laissé pour mort par les gendarmes de Beaumont-sur-Oise en 2016, lors de la marche organisée en sa mémoire

Désormais, loin sont les considérations qui ne prennent pas en compte le cumul de difficultés que d’être une femme, d’être racisée et de vivre en banlieue. Certaines femmes considèrent que le féminisme décolonial se doit de converger des luttes propres à une société postcoloniale. Assa Traoré se bat depuis 2016 pour rendre justice à son frère Adama Traoré tué dans de sales circonstances par les gendarmes. Amal Bentousi a repris des études de droit la quarantaine passée après l’assassinat de son frère Amine Bentousi par un policier en 2012. Au-delà de leur combat en tant que femmes, elles s’impliquent corps et âme contre la discrimination et le racisme en banlieue. Toutefois, Nasma reste radicale : « pour moi, oui il y a une convergence des luttes mais la convergence des luttes se fait que de notre côté, pas chez les hommes et c’est ça qui est dommage […] nous on est sur tous les fronts et on n’y gagne rien… ». C’est un féminisme qui, d’après Françoise Vergès, se construit en réaction à des restes coloniaux chez les oppresseurs qui ; mêmes lorsque ce sont des femmes, poursuivent leur mission civilisatrice : « [l’économie-idéologie du manque] nourrit le féminisme civilisationnel qui, à son tour, dit en substance : ‘’Vous n’avez pas la liberté, vous ne connaissez pas vos droits. Nous allons vous aider à atteindre le niveau de développement adéquat’’ ». Alice explique en parallèle que les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc rappellent que « pour la plupart des femmes de la classe basse et de la classe moyenne, il faut attendre que ça soit une femme belle, glamour, riche et bien aisée pour dire les choses. On est dans une société où il y a des rapports de force tels qu’on doit attendre que ça soit les gentils chevaliers de la classe supérieure qui viennent parler à notre place ».

Nombreux sont les hommes qui ont tenté de rendre illégitime ce combat mené par les femmes. Les clichés sexistes bas-de-plafond fusent sur les réseaux sociaux (Twitter notamment). Entre le débat sur la force masculine biologiquement supérieure à la force féminine et les débats stériles qui comparent les salaires des joueuses de foot à ceux des joueurs, les revendications des femmes ne sont pas prises au sérieux par tous. Nasma explique d’ailleurs ne pas vouloir inclure les hommes dans son combat : « Je me définirais plus comme afro féministe que féministe décoloniale […] parce que j’imagine qu’il y a aussi un travail à faire avec les hommes [dans le féminisme décolonial]. C’est pour ça que je ne m’y retrouve pas parce que je suis un peu… en fait je m’en bats un peu les couilles d’eux. Donc je n’ai pas envie d’y penser et de me dire qu’on doit travailler avec eux parce que je pense que c’est inutile ».

Illustration de @julie.illustratrice sur Instagram

Illustration de @julie.illustratrice sur Instagram

À ce jour, 143 femmes sont mortes victimes d’un féminicide depuis début 2019. Les moyens des femmes de manifester leur mécontentement et les reproches amères envers un gouvernement passif devant la montée des féminicides, des injustices et des semblants de parité ne cessent de se déployer. 2019 semble être l’année marquée par l’intolérance : les femmes n’excusent plus, ne se cachent plus, n’ont plus honte et désormais dénoncent. Bien que la lutte ne soit pas terminée, l’élection de la miss d’Afrique du Sud Zozibini Tunzi (femme noire darkskin coiffée d’un afro) comme Miss Univers 2020 incarne, à une petite échelle, l’espoir d’une évolution des mentalités.

#LeMondeChica❤️