Les relations amoureuses sous l'ère du numérique : révolution ou utopie ? (co-rédaction)

Illustration de Eloïse Coussy, @eloisecoussy sur Instagram

Illustration de Eloïse Coussy, @eloisecoussy sur Instagram

ARTICLE EN CO-RÉDACTION PAR CLÉMENTINE EVENO ET MONA SARR

Depuis les débuts du numérique, on a assisté à plusieurs “révolutions” et plusieurs nouvelles manières d’aborder le réel, en l’occurrence des nouvelles façons de vivre une relation amoureuse. Dans chaque relation, la dépendance se renforce grâce ou à cause d’Internet, mais est-ce une dépendance au numérique ou à l’autre ? Le numérique est-il le reflet de nos failles ou empire-t-il nos défauts dans nos relations de couple ?

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Loin des rencontres traditionnelles de nos parents ou grand-parents, le premier contact n’est plus réel mais virtuel. Internet permet de rendre accessible l’idéal de l’objet désirable ultime. Cheveux courts et bruns, 1m80 minimum, bac -2 ou bac +2, croyant pratiquant... tous ces critères anticipent désormais la rencontre, le spontané n’a presque plus sa place et on instaure soi-même l’algorithme de LA trouvaille. Dans une vision plus romantique, Platon n’a qu’à bien se tenir lorsqu’il évoque sa théorie des âmes soeurs divisées en deux après la colère de Zeus. (Au commencement, les êtres humains auraient été androgynes, donc des êtres complets. Cette complétude leur aurait fait oublier leurs créateurs et pour les punir, Zeus aurait demandé à Héphaïstos de les séparer en deux : un homme et une femme. Notre corps serait alors une moitié séparée d’une autre moitié et l’amour serait la recherche désespérée de la moitié dont j’ai été séparé). 

La douleur d’être “jeté au monde” dont parle Sartre est quelque peu consolée par la possibilité de REtrouvailles avec son âme sœur, qu’elle vive à 10 ou 10 000 km de soi. Rencontrer sa moitié à l’autre bout du monde n’est plus un fantasme car Internet permet des échanges internationaux. Qui sait, peut-être que si les sites de rencontre avaient toujours existé, Emma Bovary n’aurait pas passé son temps à rêver une sincère aventure d’amour que son Charles était incapable de lui offrir. Peut-être que si Tereza (L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera) avait découvert les pages Instagram qui condamnent “l’amour toxique” et implorent aux femmes qu’elles sont une personne à part entière et n’ont guère besoin d’être deux pour se sentir vivante, elle ne se serait pas encombrée d’un Tomas instable et infidèle. La princesse de Clèves aurait sûrement quitté ce mariage arrangé et cette pression de la cour de Henri II pour aller vivre son histoire d’amour passionnelle avec Monsieur de Nemours. Ah ! Quelle révolution, ce numérique…

Page Instagram @lamour.toxique qui publie des témoignages : “C’est comme si j’étais agacée dès qu’il était là mais totalement dans le désespoir quand il était absent.”

Il serait toutefois malhonnête d’exclure les écueils de ces rencontres virtuelles qui, à une certaine échelle, rendent la relation immédiatement dénuée d'authenticité. Là où certains timides perçoivent une manière de se livrer et d’apprendre à connaître quelqu’un plus facilement, l’obsession de l’image tient un rôle important voire majeur dans le début de relation. Les mensonges liés à la “vie parfaite” institués sur Instagram renforcent des critères quasi inhumains et peuvent rendre la relation superficielle. Au-delà des addictions pour les filtres, Instagram censure psychiquement la tristesse, l’angoisse, la colère qui n’est pas une colère générale, enfin bref, toutes ces “bad vibes” dont personne ne veut entendre parler, encore moins lors de la période de séduction. Il n’y a plus de notion de hasard, tout est calculé dans un but précis : séduire et/ou plaire à ses followers. Tinder institue davantage ces mensonges qui se déploient jusqu’à se mentir à soi-même : “Je savais bien qu’il ne voulait pas du sérieux… on s’était rencontrés sur Tinder. Mais bon, j’y croyais un peu quand même” regrette Laétitia(1). 

 Le problème avec Internet est que ce n’est pas un “Internet livre”. Il s’agit d’un endroit où des tas d’acteurs, les géants du web notamment, se battent pour avoir plus d’argent. Nous en pâtissons directement les conséquences. Et le domaine des relations amoureuses est loin d’être exclu. Des personnes mettent sincèrement leur vie amoureuse entre les mains d’applications comme Tinder. Or, les créateurs de l’application ne vont pas s'enrichir si la personne a trouvé l’âme sœur. Plus la personne reste longtemps sur l’application, plus Tinder s’enrichit. Penser la transformation de nos vies grâce au numérique sans prendre en compte les intérêts des grandes firmes est clairement illusoire. 

L'amour et la littérature ont leur place dans l’ère du numérique. Dans le compte Instagram @Amourssolitaires, des tas de captures d'écran de messages de personnes qui s’aiment sont publiées. La créatrice du compte Morgane Otin en a édité un livre en créant une histoire à partir de ces vrais messages. Elle parle de “roman épistolaire 2.0”. A tous les nostalgiques de l’époque des Liaisons dangereuses (Laclos), vous tombez bien, cette époque n’est pas terminée. “Le SMS n’est qu’une lettre développée grâce aux nouveaux outils que nous offre la technologie”, indique Morgane Ortin dans une interview. Cela soulage de se dire que nous vivons encore dans une époque où les longs mots d’amour ont toujours leur place. Non, le numérique ne nous coupe pas de notre humanité. Pour les plus pessimistes, cela veut aussi dire que les tourments liés aux relations sont éternels. 

Paris, ce 30 août.

C’est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’oeil (...) que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, et dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées ; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, sans être obligé de l’interrompre.
— Lettre 48 du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel. Les Liaisons dangereuses, Laclos

Dans les relations de couple hétérosexuel, les hommes ont 3H30 de libre de plus que les femmes par semaine en France selon un épisode du podcast Les couilles sur la table qui décrypte la vie domestique. Dans cet épisode intitulé “Des chaussettes et des hommes”, l’autrice féministe Titiou Lecoq est invitée. On apprend à quel point la vie domestique est la conséquence d’une socialisation différenciée entre les femmes et les hommes. On y apprend à quel point les conséquences sont profondes. De façon malheureusement prévisible, les femmes passent plus de temps à s’occuper des tâches ménagères. 

Ce genre d’information sur le nombre d’heures libres par semaine se trouve dans des études spécialisées mais grâce aux podcasts et au numérique, ces informations sont explicitées et analysées.  Cet épisode des Couilles sur la table révolutionne les manières d’envisager le couple. Qui aurait spontanément lu des ouvrages sociologiques sur la question ? Qui aurait acheté l’ouvrage de Titiou Lecoq à ce sujet sans être déjà connaisseuse d’autrices féministes ? L’ère numérique est une révolution. Les podcasts féministes permettent de comprendre à quel point la vie intime et personnelle est une affaire politique.  Internet ouvre la porte à des connaissances de sciences sociales autrefois réservées à une partie réduite des Français qui n’avait pas accès aussi facilement à sa diffusion. Mais ces connaissances et analyses sont essentielles si on veut avoir des rapports humains et amoureux plus authentiques.  

 

Les réseaux sociaux permettent de comprendre le lien entre sexualité et politique. Sur le compte Instagram @T’asjoui, des informations peu connues sur la sexualité sont révélées, et les tabous sont ébranlés. Comment croire que cela n’a pas une influence sur la sexualité des couples ? L’ère numérique participe à l’éveil des consciences de chacun. Là où le numérique est accusé de gâcher des relations sincères, la pandémie du corona virus nous a montré que les relations à distance ont été simplifiées. Scander haut et fort que le numérique est la cause de tous nos maux exclut des réalités qui montrent qu’avec Internet, de très belles choses peuvent naître. Le confinement aura permis à certains couples séparés de garder le contact. Distance sociale et/ou géographie oblige, les appels vidéos, les sms, les challenge et les applications de jeu en ligne ont fait se resserrer des liens et ont parfois laissé libre recours à des certitudes inavouées et des déclarations inattendues.

Dans une ère où le couple se réinvente, impossible de parler d’amour sans parler de rupture. Non pas qu’il s’agisse de réinventer la rupture, de s’approprier une nouvelle façon de la surmonter et de vivre sa tristesse (ou son soulagement !), le numérique bouleverse tout de même cette réalité. En juillet dernier, le Nouvel Obs publiait un article qui évoquait la douleur du “ghosting” en le comparant au bail d’un appartement. Sans doute des milliers de personnes ont vu leur lettre d’amour ne jamais recevoir de réponse avant l’arrivée des téléphones portables en 1973. Mais ce qui change en 2020, c’est la conscientisation de ce ghosting. Dans un monde hyper connecté, elle nous rappelle que l’être humain a toujours le choix, en l'occurrence le choix de ne plus répondre et donc de cesser toute relation.

Ça m’a vraiment fait souffrir… J’avais l’impression de ne rien valoir à ses yeux. Tout allait bien, puis d’un coup il n’a plus jamais répondu
— Mariam (2)

          Rupture à demi-mot, le numérique empêche de cesser tout lien car les réseaux sociaux et le stalking (espionner quelqu’un sur les réseaux) nous prouvent que même lorsque le contrat est rompu, la relation n’est jamais vraiment terminée. “Je savais qu’il suivait quarante filles sur Instagram, tous les jours je vérifiais s’il y en avait une nouvelle. Et si c’était le cas, je stalkais la nouvelle fille en question” témoigne Julie(3). Sans s’appuyer essentiellement sur la série You diffusée sur Netflix qui raconte de manière caricaturée l’obsession d’un homme pour une femme qu’il “aime”, le fait de stalker multiplie les freins à la rupture. L’exposition ou la surexposition de chacun sur les réseaux sociaux modifient les comportements et freineraient même la guérison. S’assurer que l’autre n’a pas follow son ex après la rupture, créer un faux compte pour pouvoir espionner ses like… Passer à autre chose et guérir d’une relation devient quelque chose de bien plus difficile. 

 

(1), (2), (3) : les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins